6
Deux jours de travail et ce fut mon temps de repos. Durant ces deux jours. Malchuskin aiguillonna si bien les hommes qu’ils produisirent plus de travail que jamais auparavant. La progression fut satisfaisante. Bien qu’il fût encore plus pénible de poser les rails que de les enlever, on pouvait jouir du plaisir plus subtil de contempler les résultats : une section de voie qui s’étendait toujours plus loin. Le travail supplémentaire consistait à creuser les emplacements des fondations pour y déposer les blocs de béton avant de placer les traverses et les rails. Comme trois groupes s’affairaient maintenant au nord de la cité et que chacune des voies avait à peu près la même longueur que les autres, il s’établissait entre les équipes une saine émulation. Je fus surpris de voir combien les hommes appréciaient cette concurrence : ils échangeaient des plaisanteries tout en peinant.
— Deux jours, me précisa Malchuskin juste avant mon départ pour la cité. Ne restez pas plus longtemps. On sera bientôt aux treuils et on aura besoin de tous les hommes disponibles.
— Dois-je revenir près de vous ?
— Cela dépend de votre guilde… mais, oui ! Les deux prochains kilomètres se passeront avec moi. Après quoi vous serez transféré à une autre guilde pour trois kilomètres.
— Laquelle ?
— Je l’ignore. Votre guilde en décidera.
Le travail s’étant terminé tard le dernier soir, je dormis encore dans la cabane. J’avais d’ailleurs une autre raison : je ne désirais nullement retourner en ville une fois la nuit tombée et franchir la dépression encore gardée par les miliciens. Pendant la journée, on ne voyait que peu ou pas de milice, mais après ma première rencontre avec les soldats, Malchuskin m’avait informé qu’il y avait des sentinelles toutes les nuits. De plus, pendant la période précédant immédiatement les opérations des treuils, les voies étaient la zone la plus fortement protégée.
Le lendemain matin, je regagnai la ville en longeant la voie.
Il ne me fut pas difficile de retrouver la trace de Victoria, maintenant que j’étais autorisé à séjourner en ville. Avant, j’avais hésité, car je songeais constamment que je devais rejoindre Malchuskin le plus rapidement possible. J’avais à présent deux pleines journées de congé devant moi, dont je pouvais jouir sans mauvaise conscience.
Toutefois, ne sachant comment rejoindre Victoria, je dus me résigner à poser des questions. Après quelques erreurs, on m’indiqua une salle au quatrième niveau. Victoria et plusieurs autres jeunes gens y travaillaient sous la surveillance d’une administratrice. Dès que Victoria me vit debout sur le seuil, elle adressa quelques mots à la surveillante et vint à ma rencontre. Nous sortîmes dans le couloir.
— Bonjour, Helward, dit-elle en refermant la porte.
— Bonjour. Écoute… si tu as du travail, je peux te retrouver plus tard.
— Pas la peine. Tu es en congé, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Alors je suis en congé également. Viens.
Elle me conduisit par le couloir jusqu’à un passage latéral, puis nous descendîmes un court escalier. Au bas se trouvait encore un couloir flanqué de portes des deux côtés. Elle ouvrit l’une d’elles et nous entrâmes.
La pièce était bien plus spacieuse que toutes les chambres privées que j’avais vues jusqu’alors dans la ville. Le meuble le plus grand était le lit, placé contre un des murs, mais la pièce était confortable, avec une surface libre de dimensions surprenantes. Une table, deux fauteuils, une penderie. Un lavabo et un réchaud. Le plus inattendu, c’était la fenêtre.
Je m’en approchai aussitôt pour jeter un coup d’œil au-dehors. Un espace dégagé, borné en face par un autre mur percé de nombreuses fenêtres. La cour s’étendait à droite et à gauche, mais l’étroitesse de la fenêtre ne me permettait pas de voir ce qu’il y avait sur les côtés.
— Cela te plaît ? me demanda Victoria.
— C’est grand. Tout est pour toi ?
— En un sens… C’est pour nous, quand nous serons mariés.
— Ah oui ! Quelqu’un m’avait dit que j’aurais un logement personnel.
— C’est probablement celui-ci. Où vis-tu pour le moment ?
— Je suis toujours à la crèche. Mais je n’y ai plus séjourné depuis la cérémonie.
— Tu es déjà à l’extérieur ?
— Je…
Je ne savais trop que dire. À l’extérieur ! Que pouvais-je bien raconter à Victoria, lié que j’étais par mon serment ?
— Je sais que tu sors de la ville, reprit-elle. Ce n’est pas tellement secret.
— Que sais-tu d’autre ?
— Diverses choses. Mais, écoute ! On ne s’est encore pas parlé ! Veux-tu du thé ?
— Synthétique ? (Je me mordis immédiatement la langue… je ne voulais pas paraître impoli.)
— J’en ai peur. Mais je vais bientôt travailler avec l’équipe des synthétiques, je trouverai bien un moyen de l’améliorer.
L’atmosphère se détendait peu à peu. Pendant les deux premières heures, nous nous étions parlé plutôt froidement, manifestant tous deux une curiosité courtoise, mais bientôt nous nous sentîmes plus à l’aise. Victoria et moi n’étions déjà plus étrangers l’un à l’autre.
La conversation se porta sur notre vie à la crèche, ce qui fit immédiatement surgir un nouveau problème. Avant d’avoir réellement quitté la ville, je n’avais pas eu une idée claire de ce qui m’attendait. L’enseignement de la crèche m’avait toujours paru – comme à la plupart des autres – sec, abstrait et peu pratique. Il n’y avait que peu de livres imprimés, surtout des œuvres de fiction traitant de la vie sur la planète Terre, aussi les maîtres s’en remettaient-ils essentiellement à des textes qu’ils avaient eux-mêmes rédigés. Nous savions, ou croyions savoir, bien des choses sur la vie quotidienne de la planète Terre, mais on nous avait prévenus que la réalité de notre monde serait bien différente. La curiosité naturelle des enfants nous poussait à exiger de connaître immédiatement l’autre face de la pièce, mais les maîtres se taisaient obstinément sur ce chapitre. Il avait donc toujours existé dans nos connaissances cette brèche décevante entre ce que nos lectures nous apprenaient sur un monde qui n’était pas celui-ci et ce que nous étions obligés d’imaginer sur les coutumes de la ville.
Cet état de choses suscitait un certain mécontentement, qui provoquait un besoin accru de dépense physique. Mais comment le satisfaire dans la crèche ? Seuls les couloirs et le gymnase permettaient quelque mouvement, et encore avec des limites. Notre frustration se traduisait par une agitation permanente : chez les jeunes enfants, des colères et des désobéissances ; chez les plus âgés, des luttes et des passions pour les quelques sports que nous pouvions pratiquer dans le petit gymnase… et chez ceux qui en étaient aux derniers kilomètres avant leur majorité, une conscience précoce des plaisirs de la chair.
Les administrateurs faisaient des efforts symboliques pour y remédier, mais peut-être comprenaient-ils bien le pourquoi de ces activités. En tout cas, j’avais grandi à la crèche et j’avais pris autant de part que tout autre à ces débordements passagers. Durant les trente derniers kilomètres avant ma majorité, j’avais eu des rapports sexuels avec quelques-unes des filles – parmi lesquelles Victoria ne figurait pas – et cela m’avait paru sans importance. Maintenant que nous allions nous marier, elle et moi, ce qui s’était passé avant prenait soudain un aspect différent.
Avec une certaine perversité, plus nous bavardions, plus je m’apercevais que j’aurais souhaité pouvoir exorciser ce fantôme d’un passé récent. Je me demandais si je ne devais pas exposer en détail mes diverses expériences, m’expliquer. Cependant Victoria semblait guider sciemment la conversation vers des sujets anodins pour l’un comme pour l’autre. Peut-être avait-elle aussi ses fantômes. Elle me parla un peu de la vie citadine, ce qui m’intéressait vivement, bien entendu.
Elle m’informa qu’en qualité de femme elle n’avait pas automatiquement droit à un poste responsable et que seules ses fiançailles avec moi avaient rendu possible son emploi présent. Si elle s’était fiancée avec un homme n’appartenant pas à une guilde, on aurait attendu d’elle qu’elle produise des enfants aussi souvent que possible et qu’elle consacre son temps à des travaux domestiques dans les cuisines, ou à confectionner des vêtements, ou à tout autre besogne ménagère. Au contraire, elle était maintenant en mesure d’orienter en partie son avenir et arriverait probablement à une situation d’administratrice qualifiée. Elle suivait actuellement une formation assez semblable à la mienne. La seule différence était que l’on mettait davantage l’accent sur l’enseignement théorique que sur l’expérience. En conséquence elle en savait déjà beaucoup plus que moi sur la ville et sur son administration intérieure.
Je ne me sentais pas libre de parler de mon travail au-dehors, aussi écoutais-je toutes ses paroles avec un grand intérêt.
Elle me dit qu’on l’avait informée des deux grandes pénuries dont souffrait la cité : l’eau – Malchuskin me l’avait fait savoir – et la population.
— Mais il y a des tas de gens dans la ville, objectai-je.
— Oui… mais le taux des naissances viables a toujours été faible et ne cesse d’empirer. Le plus grave, c’est qu’il naît un beaucoup plus grand nombre de bébés de sexe masculin. Personne ne sait vraiment pourquoi.
— C’est la nourriture synthétique.
— Possible.
« Elle n’avait pas saisi. » Avant de quitter la crèche, je n’avais qu’une très vague idée de ce que pouvait être la ville… mais j’avais toujours cru que tous ceux qui y vivaient y étaient nés :
— N’en est-il pas ainsi ?
— Non. On amène dans la cité une quantité de femmes pour tenter de relever le chiffre de la population. Ou, plus précisément, dans l’espoir qu’elles auront des bébés-filles.
— Ma mère venait du dehors, dis-je.
— Vraiment ? (Pour la première fois depuis notre rencontre, Victoria paraissait embarrassée.) Je ne savais pas.
— C’est sans importance.
Brusquement, Victoria resta silencieuse. Comme la question ne me tourmentait guère, je regrettai d’avoir mentionné ce détail.
— Parle-moi encore de ça, repris-je.
— Non… Il n’y a pas grand-chose à en dire. Mais toi ? Comment est ta guilde ?
— Oh, ça va bien.
Même sans penser au serment qui me liait, je n’avais plus envie de bavarder. Pendant le brusque silence de Victoria, j’avais acquis l’impression très nette qu’elle aurait pu en raconter davantage, mais qu’une certaine pudeur l’en empêchait. Toute ma vie durant, l’absence de ma mère avait été considérée comme une chose naturelle. Mon père en parlait, le cas échéant, très simplement, sans qu’il parût y avoir là quelque chose de honteux. D’ailleurs bien des garçons de la crèche étaient dans le même cas, et bien plus, la plupart des filles également. Avant que le sujet eût provoqué cette réaction de Victoria, je n’y avais jamais réfléchi.
— Tu es un peu une rareté, commençai-je, dans l’espoir de revenir à la question par une voie détournée. Ta mère est toujours dans la ville.
— Oui.
Rien à ajouter. Je décidai de laisser tomber. De toute façon, je ne tenais pas tellement à discuter de problèmes qui ne nous concernaient pas directement. J’étais venu dans le dessein d’apprendre à connaître Victoria, et non de parler généalogie.
Mais mon impression demeurait. La conversation s’était éteinte.
— Qu’y a-t-il là ? demandai-je en désignant la fenêtre. Pouvons-nous y aller ?
— Si tu veux. Je vais te montrer.
Je la suivis hors de la pièce, dans le couloir, jusqu’à une porte s’ouvrant sur la cour. Pas grand-chose à voir : l’espace dégagé n’était qu’une allée entre les deux parties de l’immeuble. À une extrémité se dressait une section surélevée où l’on accédait par un escalier de bois. Nous allâmes d’abord à l’autre bout, où une porte donnait sur la ville. Au retour, nous escaladâmes les marches pour arriver sur une petite plate-forme garnie de bancs de bois. Il y avait un peu de place pour se remuer. La plate-forme était fermée sur deux côtés par des murs plus hauts, qui cachaient probablement d’autres parties internes de la cité, et le côté d’accès donnait sur les toits des pâtés de maisons et sur l’allée. Toutefois, sur le quatrième côté, la vue n’était nullement coupée et découvrait le paysage d’alentour. Ce fut pour moi une surprise… Selon les termes du serment, personne en dehors des membres des guildes ne devait jamais rien voir au-dehors de la ville.
— Qu’en penses-tu ? me demanda Victoria en s’asseyant sur un des bancs tournés vers le panorama.
Je m’assis près d’elle :
— Cela me plaît.
— Oui.
C’était difficile ; je me trouvais déjà en conflit avec les termes du serment. Comment parler à Victoria de mon travail sans me parjurer ?
— Il ne nous est pas permis de monter ici très souvent. C’est fermé la nuit, et ouvert seulement quelques heures le jour. Il arrive que ça reste fermé plusieurs jours d’affilée.
— Sais-tu pourquoi ?
— Et toi ? me dit-elle.
— C’est probablement… à cause des travaux qui s’y font.
— Et dont tu ne vas sûrement pas me parler.
— Non.
— Pourquoi pas ?
— Je ne peux pas.
Elle me regarda.
— Tu es très hâlé. Travailles-tu au soleil ?
— Une partie du temps.
— Cette plate-forme est interdite quand le soleil est au-dessus de nos têtes. Je n’en ai jamais vu que les rayons quand ils touchent les points les plus élevés des bâtiments.
— Il n’y a rien à voir, affirmai-je. Il est très brillant et on ne peut pas le regarder en face.
— J’aimerais bien en faire l’expérience moi-même.
— Que fais-tu pour le moment ? Comme travail ? lui demandai-je.
— Je m’occupe de nutrition.
— Mais encore ?
— Il s’agit de trouver le moyen d’équilibrer le régime. Nous devons nous assurer que l’aliment synthétique contient suffisamment de protéines et que les gens absorbent la quantité appropriée de vitamines. (Sa voix trahissait son manque d’intérêt pour le sujet.) Le soleil fournit des vitamines, tu sais ?
— Vraiment ?
— La vitamine D. Elle est produite dans le corps par l’action du soleil sur l’épiderme. C’est utile à savoir si l’on doit un jour voir le soleil.
— Mais on peut la synthétiser ?
— Oui. On le fait, d’ailleurs. Si nous retournions dans la chambre boire un peu de thé ?
Je ne répondis pas. J’ignorais ce que j’avais attendu de Victoria, mais sûrement pas cela ! Des images plutôt romantiques avaient hanté mes journées de travail près de Malchuskin, tempérées de temps à autre par l’impression qu’il nous faudrait sans doute nous adapter l’un à l’autre. De toute façon, il ne m’était jamais venu à l’esprit qu’il existerait entre nous un courant de ressentiment sous-jacent. Je nous avais imaginés travaillant ensemble à l’établissement des rapports intimes envisagés pour nous par nos parents et parvenant à leur donner la consistance d’une union solide, et peut-être de l’amour. Je n’avais certes pas prévu que Victoria envisagerait notre vie sous un autre angle : j’étais à ses yeux destiné à jouir à jamais des privilèges d’un mode de vie qui lui demeurait interdit.
Nous étions encore sur la plate-forme. La proposition de rentrer dans la chambre n’avait été que pure ironie de sa part et j’étais assez sensible pour l’avoir compris. De toute façon, je sentais que pour des raisons différentes nous préférions tous les deux rester là : moi parce que mon travail m’avait donné le goût du plein air, Victoria parce que cette plate-forme représentait sa seule approche de l’extérieur. Malgré tout, le paysage onduleux à l’est de la cité nous rappelait sans cesse les divergences nouvellement révélées qui nous séparaient.
— Tu pourrais faire une demande de transfert à une guilde, suggérai-je au bout d’un moment. Je suis certain…
— Question de sexe, répondit-elle sèchement. C’est réservé aux hommes, ou ne le savais-tu pas ?
— Je l’ignorais.
— Il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre quelques petites choses, poursuivit-elle, le débit rapide, son amertume contenue à grand-peine. J’avais vu cela toute ma vie sans jamais en saisir la signification : mon père toujours absent de la ville, ma mère s’acquittant de son travail, s’occupant de tout ce qui semblait aller de soi : la nourriture, la chaleur, l’enlèvement des ordures. Maintenant, je sais. Les femmes sont trop précieuses pour risquer leur existence au-dehors. On en a besoin ici, dans la ville, parce qu’elles font des enfants et que l’on peut leur en faire faire encore et encore. Si elles n’ont pas eu la chance de naître dans la ville, on les fait venir de l’extérieur et on les renvoie quand elles ont rempli leur rôle. (De nouveau l’épineuse question, mais cette fois elle n’hésita pas.) Je sais qu’il faut que le travail de l’extérieur soit exécuté et que, quel qu’il soit, il implique des risques… Mais on ne m’a pas donné le choix. Parce que je suis femme, je n’ai d’autre possibilité que de demeurer en ce fichu endroit, à apprendre des choses fascinantes sur la fabrication des aliments, et, chaque fois que je le pourrai, à faire des gosses.
— Tu ne veux plus m’épouser ? lui demandai-je.
— Je n’ai pas le choix.
— Merci quand même !
Elle se leva et se dirigea vers les marches, l’air irrité. Je la suivis jusqu’à la porte de sa chambre. J’attendis sur le seuil, observant son dos tourné tandis qu’elle contemplait par l’étroite fenêtre la petite allée entre les bâtisses.
— Tu veux que je m’en aille ? fis-je.
— Non… entre et ferme la porte.
Elle ne bougeait pas.
— Je vais faire le thé, proposai-je.
Elle recula à regret :
— D’accord.
L’eau était encore tiède dans la casserole et il ne fallut qu’une ou deux minutes pour la porter à ébullition.
— Nous ne sommes pas forcés de nous marier, observai-je.
— Si ce n’est pas toi, ce sera quelqu’un d’autre. (Elle se retourna, vint s’asseoir près de moi et prit sa tasse de breuvage synthétique.) Je n’ai rien contre toi, Helward. Tu dois le savoir. Que cela nous plaise ou non, nos deux vies sont gouvernées par le système des guildes. Nous n’y pouvons rien.
— Pourquoi ? Les systèmes, cela se transforme.
— Pas celui-ci. Il est trop solidement installé. Les guildes tiennent toute la ville, pour des raisons que j’ignorerai sans doute toujours. Seules les guildes pourraient modifier le système et elles n’en feront rien, jamais.
— Tu en as l’air bien sûre.
— J’ai des certitudes. Et pour la bonne raison que le système qui régit ma vie est lui-même imposé par ce qui se passe hors de la cité. Comme je ne pourrai jamais participer à cette activité, je n’aurai jamais la possibilité de décider de ma propre vie.
— Mais tu le pourrais… par mon intermédiaire.
— Tu ne consens même pas à en parler.
— Je ne peux pas ! protestai-je.
— Pourquoi ?
— Je ne peux même pas te le dire.
— Le secret de la guilde ?
— Si tu veux.
— Et même assis près de moi, comme cela, tu t’y soumets !
— Il le faut, dis-je simplement. On m’a fait jurer…
Je me rappelai soudain : le serment lui-même était inclus dans les termes qui le composaient. Je l’avais rompu déjà, si facilement, si naturellement, que je n’avais même pas eu le temps de m’en rendre compte.
À ma surprise, Victoria n’eut aucune réaction.
— Le système des guildes est donc ratifié, dit-elle. C’est logique.
J’achevai mon thé :
— Je pense qu’il faut que je m’en aille.
— Es-tu fâché ? s’inquiéta-t-elle.
— Non, seulement je…
— Ne t’en va pas. Je regrette de m’être mise en colère… ce n’est pas de ta faute. Tu viens de dire que je pourrais décider de ma propre vie par ton intermédiaire. Qu’entendais-tu par là ?
— Je ne sais pas trop. Il me semble que la femme d’un membre de guilde, ce que je serai un jour, aurait davantage de chances de…
— De quoi ?
— Eh bien… de savoir à travers moi si le système est bien fondé ou non.
— Mais tu as dû jurer de ne rien me dire ?
— Je… oui.
— Ainsi les guildes du premier ordre ont tout prévu. Le système exige le secret.
Elle se pencha en arrière et ferma les yeux.
Je me sentais confus, irrité contre moi-même. Dix jours que j’étais apprenti et déjà théoriquement condamné à mort ! C’était trop absurde pour être pris au sérieux, mais dans mon souvenir, la menace m’avait paru convaincante lorsque j’avais prêté serment. J’étais confus parce que, sans le savoir, Victoria avait mis en jeu l’engagement sentimental provisoire qui nous liait. Je voyais bien le point de conflit, mais je n’y pouvais rien. Ma propre vie dans la crèche m’avait fait connaître les frustrations subtiles dues au fait qu’il ne nous était pas permis d’accéder aux autres parties de la ville. Si cela se développait à plus grande échelle – si on se voyait accorder une petite participation à l’administration de la ville, mais aussi fixer un point au-delà duquel toute initiative devenait impossible – la frustration augmenterait. Mais ce problème n’était sûrement pas nouveau dans la cité. Victoria et moi n’étions pas les premiers à nous marier dans ces conditions. D’autres avant nous avaient dû se trouver devant le même fossé. S’étaient-ils contentés d’accepter le système tel quel ?
Victoria ne bougea pas quand je quittai la pièce pour me diriger vers la crèche.
Loin d’elle, loin du réseau d’attitudes et de réactions où nous enfermait fatalement toute conversation, j’oubliai un peu ses problèmes pour m’inquiéter de ma propre position. S’il fallait prendre le serment au sérieux, je risquais l’exécution capitale au cas où un membre de la guilde serait informé de ma faute. Est-ce que la violation d’un serment pouvait avoir des conséquences si extrêmes ?
Victoria irait-elle répéter à quelqu’un ce que je lui avais dit ? À la réflexion, ma première impulsion fut de retourner la voir pour la supplier de garder le silence… mais cela n’aurait fait qu’aggraver ma négligence et intensifier son ressentiment.
Je gaspillai le reste de la journée, allongé sur ma couche, à me torturer l’esprit. Plus tard, je mangeai dans un des réfectoires de la ville et je me sentis soulagé de ne pas y rencontrer Victoria.
Au milieu de la nuit, elle vint dans ma chambre. Je perçus d’abord le bruit de la porte qui se refermait, puis j’ouvris les yeux et vis sa haute silhouette dressée près du lit.
— Que…
— Chut ! C’est moi.
— Que veux-tu ?
Je tendis le bras vers le commutateur, mais elle me saisit le poignet.
— N’allume pas.
Elle s’assit au bord du lit, et je me redressai.
— Je suis navrée, Helward. C’est tout ce que je voulais te dire.
— C’est bon.
Elle rit :
— Tu dors encore, n’est-ce pas ?
— Pas sûr. Possible.
Elle se pencha et je sentis ses mains me presser doucement la poitrine, puis remonter pour aller se joindre derrière ma nuque. Elle m’embrassa.
— Ne dis rien, murmura-t-elle. Je suis tout simplement désolée.
Nous nous embrassâmes de nouveau. Ses mains se déplacèrent et elle m’enlaça la taille.
— Tu portes une chemise de nuit ?
— Pourquoi pas ?
— Ôte-la.
Elle se releva soudain et je l’entendis se débarrasser de son manteau. Quand elle se rassit, elle était nue. Je m’entortillai un moment la tête dans ma chemise, puis Victoria rabattit les couvertures et se serra contre moi.
— Tu es venue ici comme cela ? demandai-je.
— Il n’y a personne dans la ville. Son visage était tout proche du mien. Encore un long baiser, et quand je m’écartai, je me cognai la tête au mur. Victoria se rapprocha encore, me pressant de tout son corps. Soudain, elle partit d’un éclat de rire bruyant.
— Bon sang ! Tais-toi !
— Pourquoi ?
— On va nous entendre.
— Ils sont tous endormis.
— Ils ne le resteront pas longtemps si tu continues à rire ainsi !
Elle m’embrassa :
— Ce n’est pas le moment de parler !
Bien que mon corps réagît déjà impatiemment à son contact, je restais très alarmé. Nous faisions trop de bruit. Les cloisons étaient minces et je savais de longue expérience comme les sons passaient facilement. Avec son rire et nos voix, serrés comme nous l’étions dans l’étroite couchette, j’étais certain que nous allions réveiller toute la crèche. Je m’écartai d’elle et le lui dis.
— C’est sans importance, répondit-elle.
— Mais si.
Je repoussai les couvertures et me coulai par-dessus son corps. Je fis de la lumière. Victoria se cacha les yeux. Je lui jetai son manteau.
— Viens. Nous allons chez toi.
— Non.
— Si. (Je revêtais déjà mon uniforme.)
— Ne le mets pas, il pue ! me dit-elle.
— Tant que cela ?
— C’est abominable.
Elle s’assit et je restai fasciné par la beauté de sa nudité. Elle posa le manteau sur ses épaules et quitta le lit.
— Très bien. Mais faisons vite, recommanda-t-elle.
Nous sortîmes de la chambre, puis de la crèche, marchant vite le long des couloirs. Comme Victoria l’avait affirmé, à cette heure tardive, les gens ne se promenaient plus et les couloirs n’étaient que faiblement éclairés. Nous atteignîmes sa chambre en quelques minutes. Je refermai la porte au verrou. Victoria s’assit sur le lit, serrant le manteau sur ses épaules.
Je me débarrassai de mon uniforme et m’étendis sur le lit.
— Viens, Victoria.
— Je n’en ai plus envie maintenant.
— Pourquoi ?
— Nous aurions dû rester où nous étions.
— Veux-tu que nous y retournions ?
— Sûrement pas.
— Viens près de moi, ne reste pas assise comme cela.
— Bon.
Elle laissa tomber son manteau sur le plancher, puis se glissa près de moi. Nous nous enlaçâmes et échangeâmes des baisers durant un moment, mais je savais ce qu’elle avait voulu dire. Le désir m’avait également quitté, aussi vite qu’il était venu. Au bout d’un temps nous restâmes allongés en silence. La sensation d’être au lit avec elle était agréable, mais malgré ce courant sensuel entre nous, il ne se passa rien.
— Pourquoi es-tu revenue me trouver ? finis-je par lui demander.
— Je te l’ai dit.
— C’était tout ? Parce que tu étais navrée ?
— Je le pense.
— J’ai bien failli revenir, moi aussi. J’ai fait quelque chose d’interdit. J’ai peur.
— De quoi s’agit-il ?
— Je t’ai dit… je t’ai dit qu’on m’avait fait jurer de me taire. Tu avais raison, les guildes imposent le secret à leurs membres. Pour devenir apprenti, j’ai dû prêter serment et une partie des termes me faisait jurer que je ne révélerais pas l’existence du serment même. Je l’ai violé en t’en parlant.
— Cela a-t-il de l’importance ?
— Le châtiment est la peine de mort.
— Mais comment l’apprendraient-ils ?
— Si…
— Si je bavardais, n’est-ce pas ? fit Victoria. Pourquoi raconterais-je cela ?
— Je ne sais pas. Mais tes paroles d’aujourd’hui – ta rancœur de n’avoir pas la possibilité d’organiser ta vie à ta guise – j’ai pensé que tu te retournerais contre moi.
— Jusqu’à cet instant, cela ne voulait rien dire pour moi. Et je n’en ferais pas usage. Et puis, pourquoi une femme trahirait-elle son mari ?
— Tu veux toujours de moi ?
— Oui.
— Bien que ce mariage ait été arrangé sans nous consulter ?
— C’est un arrangement satisfaisant, dit-elle. (Elle se serra contre moi pendant quelques moments). Ne penses-tu pas comme moi ?
— Si.
Quelques minutes après, Victoria me demanda :
— Consentirais-tu à me révéler ce qui se passe hors de la ville ?
— Je ne peux pas.
— À cause du serment ?
— Oui.
— Mais tu l’as déjà rompu. Quelle importance désormais ?
— Surtout, il n’y a rien à en dire. J’ai passé dix jours à m’exténuer à des travaux manuels sans même en connaître le but.
— Quel genre de travaux ?
— Victoria… ne me pose pas de questions.
— Alors, parle-moi du soleil. Pourquoi n’est-il permis à aucun habitant de la ville de le voir ?
— Je l’ignore.
— Présente-t-il des anomalies ?
— Je ne pense pas…
Victoria formulait des questions que j’aurais dû me poser moi-même… et je n’en avais rien fait ! Dans l’accumulation de mes expériences nouvelles, j’avais à peine eu le temps de saisir le sens de tout ce que j’avais vu, pas celui d’en débattre. Je me surprenais maintenant à désirer moi aussi des réponses. Le soleil présentait-il des anomalies qui pouvaient mettre la ville en danger ? Et dans l’affirmative, était-ce encore une chose à garder secrète ? Pourtant j’avais bien vu le soleil et…
— Il n’y a rien qui cloche, finis-je par déclarer. Mais il n’a pas la forme que je croyais.
— C’est une sphère.
— Non. Ou du moins il n’en a pas l’apparence.
— Et alors ?
— Je suis sûr que je ne devrais pas t’en parler.
— Tu ne peux pas en rester là.
— Je ne pense pas que ce soit important.
— Moi, si.
— Bon. (J’en avais déjà trop raconté, mais que faire ?) On ne peut pas le voir distinctement pendant le jour parce qu’il est trop brillant. Mais à l’aube et au crépuscule, on peut le regarder durant quelques minutes. Je pense qu’il a la forme d’un disque. Mais il y a plus que cela et je ne trouve pas de mots pour le décrire. Au centre du disque, en haut et en bas, il y a une sorte de hampe.
— Qui fait partie du soleil ?
— Oui. C’est un peu comme une toupie. Mais il est difficile de distinguer les détails à cause de son éclat, même à ces heures particulières. L’autre nuit, j’étais dehors et le ciel était clair. Il y a une lune, et elle est de la même forme. Toutefois je n’ai pas eu non plus la possibilité de la distinguer nettement, parce que la phase n’était pas favorable.
— Es-tu certain de tout cela ?
— C’est ce que j’ai vu.
— Mais ce n’est pas ce qu’on nous enseigne.
— Je sais. C’est pourtant bien ainsi.
Je n’en dis pas plus. Victoria continua de me poser des questions, mais je les éludai. Elle chercha à m’arracher des renseignements sur mon travail, mais je réussis à garder le silence. Je me mis à mon tour à lui parler d’elle-même et bientôt la conversation s’écarta de ce qui était pour moi terrain dangereux. Le secret ne pourrait rester longtemps enterré, mais il me fallait le temps de réfléchir. Un peu plus tard, on fit l’amour et l’on s’endormit presque aussitôt après.
Le matin, Victoria prépara le café. Elle me laissa assis dans la chambre, tout nu, pendant qu’elle emportait mon uniforme au nettoyage. Pendant son absence, je me lavai et me rasai, puis je m’étendis sur le lit jusqu’à son retour.
Je remis mon uniforme. Il était frais et bien repassé, plus rien de commun avec cette seconde peau raide et malodorante qu’il était devenu à la suite de mes efforts pénibles au-dehors.
Nous passâmes le reste de la journée ensemble. Victoria me fit visiter l’intérieur de la cité, bien plus complexe que je ne l’avais soupçonné. Je n’avais jusqu’alors vu que les sections résidentielle et administrative, mais il y avait bien d’autres éléments. Au début, je me demandai comment on pouvait y retrouver son chemin, mais Victoria me fit remarquer qu’en divers endroits des plans étaient collés aux murs.
J’observai que ces plans avaient été souvent modifiés, et l’un d’eux notamment retint mon attention. Nous étions à l’un des niveaux inférieurs, et près d’un plan récent, révisé, on en avait laissé un beaucoup plus ancien, protégé par une feuille de plastique transparent. Je l’examinai avec le plus grand intérêt, car les instructions étaient imprimées en plusieurs langues. Je ne reconnus parmi elles que le français et l’anglais.
— Quelles sont ces autres langues ? demandai-je.
— Voici de l’allemand, et du russe et de l’italien, et… (Elle me montrait une écriture dessinée, idéographique :)… du chinois. Après un examen prolongé, j’entrepris de comparer les deux plans. Leur ressemblance n’était pas douteuse, mais il était non moins clair qu’on avait procédé, entre-temps, à des remaniements au sein de la ville.
— Pourquoi utilisait-on tellement de langues ?
— Nous descendons d’un mélange de nationalités. Je crois que l’anglais est devenu la langue normale depuis bien des milliers de kilomètres, mais il n’en a pas toujours été ainsi. Ma propre famille est d’origine française.
— Vraiment ? dis-je.
Au même niveau, Victoria me fit visiter l’usine des produits synthétiques. On y fabriquait les substituts des protéines et d’autres ersatz à partir du bois et des végétaux. L’odeur était épouvantable et je remarquai que tous les employés portaient des masques. Victoria m’emmena rapidement dans la section voisine où se poursuivaient les recherches en vue d’améliorer la texture et la saveur des aliments. Victoria me répéta qu’elle travaillerait bientôt dans ce service.
Plus tard, elle m’exposa ses autres déceptions et ses craintes pour l’avenir. J’étais à présent mieux préparé et je parvins à la rassurer. Je lui conseillai de prendre exemple sur sa propre mère qui menait une vie bien remplie et utile. Je lui promis – elle m’avait convaincu ! — de lui reparler de ma vie et je lui affirmai que je ferais de mon mieux, une fois membre à part entière de la guilde, pour rendre le système plus ouvert, plus libéral. Cette promesse parut l’apaiser et nous passâmes ensuite une soirée et une nuit de détente.